vendredi 9 décembre 2011

On n'en revient pas...

Entendu parfois, au sortir d'un spectacle, cette phrase censément critique : "Je (ne) suis pas rentré dedans...". Cette expression, très franchement, je ne la comprends pas.
Bien sûr, le spectateur est libre de pensée et d'expression, bien sûr je reconnais la subjectivité inhérente à la réception  d'un spectacle (des goûts et des couleurs...). Néanmoins, il ne me semble pas forcément inutile de relever l'inanité de cette expression : "Je (ne) suis pas rentré dedans..." concernant le spectacle vivant - expression qu'il serait bon qu'on n'entende plus dans les halls des théâtres à notre époque.
Sur la forme, d'abord : on ne dit pas "rentrer", on dit "entrer". Rentrer signifie en effet "entrer de nouveau". On devrait donc dire : "Je ne suis pas entré dedans". Si l'on veut pinailler, on pourra aussi remarquer la redondance du verbe et de l'adverbe : entrer dedans, c'est un peu comme "sortir dehors", "monter en haut" ou "descendre en bas". On préférera donc : "Je n'y suis pas entré".
Simple question de forme ? Certes. Mais cette phrase s'entend si souvent dans la bouche de gens de culture... Deux fautes de langage sur une phrase de (cinq) six mots, quand on se pique d'être un spectateur cultivé, éclairé, quand même, ça fait mal.
Plus ennuyeux : le fond. Car enfin : depuis quand "entre-t-on" dans une pièce de théâtre ? Qu'est-ce que ça veut dire : qu'on veut entrer sur scène ? On peut entrer dans la danse, oui (dans une boîte de nuit) ; on peut entrer dans l'eau, oui (dans une piscine ou l'océan) ; on peut entrer dans une maison, une fois passé le seuil ; dans un pays, passée la frontière... Mais "entrer dans un spectacle"... De quoi parle-t-on exactement : d'identification, de projection émotionnelle, à grandes louches de naturalisme, comme au temps d'Antoine ? Notre spectateur éclairé aurait-il cent vingt, cent cinquante ans de retard ? Par pitié, laissons le psychologisme aux sitcom, aux émissions de société et autres questions pour champions, soyons sérieux deux minutes, et envisageons le théâtre de notre siècle. Evitons le rétro-pédalage et résistons à la récession des mentalités qui est dans l'air du temps : il ne devrait plus jamais être question aujourd'hui au théâtre "d'entrer dedans". Ca ne devrait jamais être ça, le théâtre, aujourd'hui. Ce qu'il faudrait, quand on est au spectacle, c'est être en face, en confrontation, en dialogue avec la forme scénique. Est-ce que des artistes comme Blin, Vitez, Kantor, Mnouchkine, Brook ou, plus récemment, Gabily, les TgStan et consorts n'ont pas changé de manière indélébile notre manière d'être au théâtre ?
Désolé, ami spectateur, mais ils sont bel et bien finis, tes rêves d'intrusion, avec ce qu'ils recèlent de fantasmes de fusion, de désirs de pénétration scénique, de raptus exhibé - ça que tu exprimes maladroitement avec ton "Je (ne) suis pas rentré dedans...". C'est comme ça et il faudra t'y faire : aujourd'hui, on reste dehors. En face à face. Défense d'entrer. A la limite, l'extase (ek-stase, étymologiquement : se tenir hors), oui, si tu veux. Au mieux, la déroute... "Ce spectacle m'a dérouté" : ça, c'est bien. Etre perdu, ça s'est bien. Et aussi : "Je n'en reviens pas", c'est bien. Oui : plutôt que "rentrer dedans", voilà ce que devrait vivre un spectateur du vingt-et-unième siècle : ne pas en revenir, du spectacle auquel il vient d'assister.
En fait, on ne devrait jamais "en revenir", du théâtre. Et sans doute qu'un spectateur qui se plaint de "(ne) pas être rentré dedans", c'est juste un spectateur revenu de tout. Bonjour Tristesse...

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